mercredi 4 avril 2007 par Nord-Sud

Avant la projection du film documentaire Chronique d'une guerre identitaire? le mardi 21 mars à l'hôtel du Golf, le Pr Yacouba Konaté a jeté un regard rétrospectif sur les causes de la crise en Côte d'Ivoire.

1. Je voudrais féliciter les initiateurs du film et les réalisateurs. Par ce film, ils donnent leur version des faits, et ils participent à l'instruction du débat sur la crise que nous n'avons pas su éviter, et dont nous n'avons pu sortir prestement. Je formule le v?u que plusieurs autres films comme celui-ci, et plusieurs ouvrages comme ceux qu'on trouve déjà en librairie viennent varier le paysage éditorial et équilibrer le panel des opinions et des analyses sur notre histoire récente. Bien entendu, toutes ces ?uvres ne passeront pas la barrière du temps ; mais pour que ce que Marx appelait la critique des fourmis puisse opérer, il faut que les hommes fassent d'abord leur travail.
Je remercie le Collectif des la société civile de m'offrir l'occasion de prendre la parole avant la projection du film Chronique d'une guerre identitaire?.
Je crois devoir cet honneur et ce privilège au fait que je suis plutôt partie prenante de la thèse qui s'énonce dans le titre du film.

2- En cette matière comme dans beaucoup d'autres, je ne crois pas en la cause unique, même si je tiens la question identitaire pour la surdétermination qui de manière récurrente, revient codifier les différents registres de la crise et qui sont: économiques, politiques, juridiques, etc.
Il est évident par exemple que cette crise, notre crise, comporte un volet constitutionnel. On peut penser en effet que si notre Constitution avait été au diapason de notre histoire économique et sociale d'une part, si elle donnait au président de la République le droit de dissoudre l'Assemblée nationale d'autre part, elle lui aurait fourni quelques moyens de conjurer la crise. Partant, on peut espérer une Constitution plus ouverte et moins monarchique d'autant plus que les schémas de sortie de crise que nous appliquons depuis Seydou Diarra jusqu'au prochain Premier ministre, en passant par Konan Banny, accrordent de plus en plus de pouvoir au Premier ministre, allégeant d'autant les prérogatives du président de la République. Ce faisant, directement ou indirectement, ces schémas de sortie de crise dénoncent le présidentialisme comme un facteur sinon une des causes de la crise.

C'est en cela que cette crise est aussi celle du présidentialisme. Tant qu'un peuple ne peut pas se débarrasser règlementairement de ses dirigeants calamiteux, tant qu'un président de la République et un Premier ministre peuvent proclamer conseillers des dizaines de personnes dont la plupart n'ont même pas de bureau; tant qu'un président de la république peut élever ou maintenir au rang d'ambassadeur ou de directeur d'entreprise, des personnes qui ont marchandé la santé et la vie de leurs concitoyens, on n'est pas sorti de la culture du parti unique alors que tout porte à croire qu'on a pris un abonnement pour l'injustice et l'impunité.

3. Il y va de l'impunité dans notre crise. En amont du 19 septembre 2002, les auteurs du charnier de Yopougou, les violeurs de décembre 2000, et on en passe, ont commis leurs forfaits, assurés qu'ils étaient de bénéficier de l'impunité. Cette pratique du Je finis avec toi et y aura rien! , se retrouve dans le massacre des gendarmes de Bouaké et le charnier de Monokozoï.
L'impunité tombe dans la dérive identitaire dès lors qu'il apparaît que les victimes des exactions, ont été ciblées pour ce qu'elles étaient et non pour ce qu'elles auraient fait. Or dès lors que l'évidence de la différence, donne le droit à une fraction sociale de soumettre sans limite.
une autre, être méchant ne suffit plus. L'écrasement de l'autre apparaît comme le miroir de ma propre excellence. Le mal se radicalise: il approfondit son emprise, il étend son empire. L'amour propre s'impose à la morale et l'homme s'applique à faire proprement le mal.
Le 19 septembre 2002, ils ont poussé loin le bouchon, ceux qui sans égard pour la nature spéciale du lieu, ont arraché le général Guéi de la cathédrale, pour l'exécuter. En octobre 2002, dans le cimetière de Williamsville, on est sorti des limites de la raison et de la morale lorsqu'un commando a abattu deux hommes de la famille Gbon Coulibaly, qui refermaient la tombe d'une parente. En novembre de la même année, à Gagnoa, des groupes de jeunes fanatisés refusèrent des obsèques au docteur Benoit Dacoury-Tabley, assassiné par un escadron de la mort . Le corbillard est arrêté; le cercueil attaqué à la hache, le cortège maltraité. La gendarmerie ne charge pas les bandes folles de haine elle se contente de chercher à sauver le cercueil qui sera. ramené à Abidjan. L'année 20O5 révélera des choses encore plus ignobles. L'Afrique entière apprendra qu'en Côte d'Ivoire, on-ne viole pas seulement les lieux de cultes et l'ordre sacré des funérailles, on profane aussi l'espace intime et insondable de la tombe. Celle de Hadja Nabintou Cissé fut profanée par des gens qui estimaient que même morte, elle continuait à les déranger. Pour qui se prennent-ils, ceux qui prétendent interdire le repos éternel aux autres ?

4. Encore une fois, je ne crois pas en la cause unique et je pense que cette crise est tour à tour et à la fois, une crise constitutionnelle, une crise de l'impunité, tout comme du reste elle est une crise foncière et donc une crise économique et sociale.
Nous avons préféré sauver Barabbas plutôt que Jésus

Elle est aussi politique et idéologique. La rhétorique de la guerre de la France contre la Côte d'Ivoire participe de ces gesticulations idéologiques en ce qu'elle est une cote mal taillée, un cache sexe étriqué, jeté sur notre incapacité à nous élever à la hauteur des défis de notre histoire et de notre contemporanéité. Notre crise trouve son point d'achoppement en Ia question de l'identification et de la reconnaissance du statut de citoyen. A ce statut sont attachés des privilèges, faute de quoi, l'homme devient la proie sans recours des vexations et des exactions. En janvier 2005, le Prof Albert Tévodjré, représentant spécial des Nations Unies en Côte d'Ivoire, avant de nous quitter quelque peu dépité, remarquait: La Côte d'Ivoire est le seul pays, que je connaisse où on parle au quotidien, d'autochtones, d'allogènes et d'étrangers.

Ces catégories ne tournent pas à vide. Elles signifient que dans une partie du territoire national, un national peut avoir moins de droit qu'un autre. Dans sa livraison du 8 sept 2004, Le Nouveau Réveil, (Quotidien proche du Parti démocratique de Côte d'Ivoire, section du Rassemblement démocratique Africain (PDCI-RDA) parlant des miliciens du Front de Iibération du Grand-Ouest (FLIGO), qui ont empêché le Ministre de la santé Albert Mabri Toikeusse de remettre des ambulances et des médicaments à Guiglo, Blolequin et Toulepleu, région dont il est l'un des fils, écrit: Cest dans ce contexte que les allogènes soupçonnés d'être des électeurs potentiels des autres partis de l'opposition sont pourchassés jour et nuit dans la région du Moyen Cavally.

J'ajouterai et vous m'en rendrez témoignage que dans ce pays que d'aucuns présentent comme la deuxième patrie du Christ, et où le maire de Cocody du quartier le plus huppé d'entre tous, a fait enlever et remplacer une sculpture artistiquement pertinente par une copie éculée de Saint Jean, au motif qu'elle irradiait des ondes négatives, on peut entendre dans des réunions savantes où siègent magistrats, des charmantes personnes se présenter comme ivoiriennes à 100 % ; comme s'il pouvait exister des Ivoiriens à 2 %. Non! On est Ivoirien ou on ne l'est pas. Mais le bon peuple s'en va disant: Il a la nationalité mais il n'est pas Ivoirien. Ici on sait qui est qui?. C'est aussi lors des phases expérimentales des audiences foraines, à Djebonoua au regard de l'origine du père, de la mère ivoirienne s'est dressé aux guichets réservés aux étrangers pour enrôler ses enfants. La question n'est donc pas tant ethnologique que juridique, la nationalité étant un rapport juridique entre un homme et un Etat-nation.

La phraséologie de la guerre de la France contre la Côte d'Ivoire ne suffit pas à cacher ni notre impuissance à construire une société de droit, ni notre manque de sagesse politique. Et le chat fainéant échouant à attraper la souris de se plaindre: elle m'a mordu sur la bouche.

5. Les péroraisons idéologiques n'en continent pas moins d'alourdir le registre politique de la crise. Mieux, elles l'affectent d'une surdétermination politicienne. Et il apparaît que faute de sagesse, nos leaders politiques se sont régulièrement comportés comme de vulgaires opérateurs politiques, guettant le coup fumant, sans égard pour la torsion douloureuse que ce coup tordu pouvait imprimer au corps social.

Rappelons-nous le proverbe: Seules deux personnes intelligentes peuvent jouer à s'envoyer et à se renvoyer sans casse, un ?uf. Nous avons manqué et nous manquons de leaders politiques portés par l'intelligence de la sagesse et la délicatesse de l'humilité. Or nous en avions impérieusement besoin. Quand l'Etat de droit est laminé par le dysfonctionnement des institutions, notamment lorsque coup sur coup, dans la même semaine, le même président du conseil intronise deux présidents de la même République, il y a de quoi s'affoler. Lorsque la société s'affole et fonce dans le décor, la sagesse du premier des citoyens, peut faire l'économie du pas qui fait basculer dans le précipice. Et nous avons basculé dans le précipice. Nous avons basculé parce que tel le peuple de Rome nous avons préféré sauver Barabbas plutôt que Jésus

Sur insistance de sa femme et un peu pour Jésus qu'il sait innocent, Pilate, le préfet de Rome, fait jouer la coutume qui lors de la Pâque, l'autorise à relaxer l'un des préposés à la crucifixion.
Pour plier l'affaire en faveur du doux Jésus, le préfet met de l'autre côté de la balance un. brigand fameux doublé d'un violeur patenté. Pilate interpelle la foule, qui choisit Barabbas. Comme la foule nous avons préféré le spectacle, le défi, la fin tragique, et nous avons libéré en chacun de nous le violeur fou et le criminel dangereux.

6. Le discours d'Henri Konan Bédié du 19 décembre 1999, la transition militaire de Guéi, la rencontre des 4 grands à Yamoussoukro, le refus de reporter d'une semaine les élections législatives de décembre 2000 et le boycott de ces élections par le RDR, le mauvais usage fait des résolutions du forum de réconciliation de 2001 puis des accords de Marcoussis de 2003, et j'en passe: autant de portes de sortie que nous avons ignorées, alors qu'elles n'avaient été faites que pour nous. Et quand nous sommes tombés dans le trou de la confrontation violente, nous avons répété et accusé: Est-ce que cela justifiait la prise des armes?

L'eau qui chauffe se fait brûlante, mais elle brûle tout d'un coup la main qui y reste trempée. Qu'est-ce qui décide du moment du passage à l'acte de deux personnes qui jusqu'ici ne faisaient que s'insulter? Qui peut le prévoir? Qui peut prévoir le moment où l'homme abonné à l'humiliation dira: Ça suffit! . Une rébellion n'est pas juste une révolte. Les hommes qui l'animent sont des naufragés de la justice qui ne croient plus en la vertu réparatrice des institutions. Il ne fait pas beau temps dans le pays où les hommes n'ont plus confiance en la justice des hommes. Il n'est pas heureux, l'homme qui prend une arme pour se faire justice. Il n'est pas heureux celui qui demande à troquer son fusil contre une carte d'identité.

7. En ces temps d'accord final où le thème de la réunification et de la réconciliation croisent ceux du pardon et de la tolérance, il peut être utile de méditer ce mot de John Rawls: La tolérance n'est pas seulement la non-répression. Il faut qu'elle s'élève jusqu'à la reconnaissance. J'ajouterai: la reconnaissance n'est rien sans le respect: le respect de la personne humaine comme sujet de droit. Un homme qui, à l'instar de Jean Paul Sartre pourra dire lui-même Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui?.

Je vous remercie

Abidjan, le 21 mars 2007
Par Yacouba Konaté, Université d'Abidjan-Cocody

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