vendredi 6 avril 2007 par L'intelligent d'Abidjan

Comme par enchantement, la crise ivoirienne se dissout rapidement sous les yeux d'une communauté internationale stupéfaite et dubitative. Ce qu'elle tentait en vain d'imposer depuis le putsch raté de septembre 2002 - l'organisation d'une élection présidentielle honnête - est désormais prévu pour la fin de l'année, au plus tard début 2008.
Pour mettre sur pied le scrutin, le président Laurent Gbagbo, prenant tout le monde de vitesse, a fait appel à son adversaire le plus symbolique, Guillaume Soro, le chef des rebelles du Nord, qui a été nommé, le 26 mars, premier ministre d'un gouvernement de cohabitation en cours de formation. Il y a quelques semaines, personne n'aurait imaginé possible un tel arrangement. Maintenant chacun s'y rallie, la France, les organisations africaines et, dernier en date, le Conseil de sécurité de l'ONU. Comment faire autrement ?
Le plan a le mérite d'éloigner le spectre d'un démembrement de la Côte d'Ivoire, le poids lourd de l'Afrique de l'Ouest francophone. La séparation, tant redoutée, entre la partie sud, peuplée et riche de son café, de son cacao et d'un peu de pétrole - la Côte d'Ivoire utile -, et le Nord, déshérité et peu peuplé, tombant dans l'orbite du Burkina Faso, n'aura pas lieu.
Il a suffi d'un mois de discussions à Ouagadougou pour que tous les obstacles sur la voie d'un règlement politique de la crise s'évanouissent les uns après les autres. L'élaboration de listes électorales fiables faisait figure de problème insoluble. Il ne l'est plus. Des millions d'Ivoiriens sans papiers se verront délivrer sans tarder par la justice des documents d'identité grâce auxquels ils pourront voter.
Le désarmement des "rebelles" et le retour des "soldats perdus" au sein d'une armée républicaine empoisonnaient aussi le dossier. Tout est désormais réglé entre ceux qui hier se faisaient la guerre. Les officiers supérieurs des deux bords vont cohabiter au sein d'un état-major intégré tandis que les soldats auront le choix entre rester dans l'armée ou retourner à la vie civile munis d'un petit pécule. Les miliciens qui tenaient le haut du pavé dans certaines zones du pays, proches du Liberia, vont également rentrer dans le rang.
La zone dite de confiance qui séparait les deux belligérants n'a donc plus sa raison d'être. Le démantèlement progressif de cette zone tampon est acquis, et avec lui le départ des milliers de casques bleus et de militaires français de l'opération Licorne. D'ici peu, la Côte d'Ivoire sera donc réunifiée et il sera possible de se rendre d'Abidjan, la capitale économique, en zone gouvernementale, à Bouaké, la "capitale" des anciens rebelles, sans devoir franchir des barrages militaires où l'argent était le meilleur des viatiques.
Grand ordonnateur du bouleversement en cours, le président Gbagbo ne tente pas là un quelconque coup de poker. C'est davantage une partie d'échecs, commencée en 2002, qu'il joue, avec pour objectif ultime d'être reconduit à la tête de la Côte d'Ivoire, si possible dans de meilleures conditions qu'en 2000, où il n'avait été élu qu'avec seulement 600 000 suffrages. La partie s'annonce serrée - le corps électoral est estimé à 8 millions de personnes -, mais elle peut-être gagnable. Le chef de l'Etat ivoirien a retourné la situation, en décembre 2006, quand il a proposé aux rebelles qui l'acceptèrent un dialogue direct pour sortir de la crise. Ce fut là le coup de maître.
Si le président ivoirien a pris cette initiative c'est parce qu'un mois auparavant, lassée de voir M. Gbagbo court-circuiter les préparatifs du scrutin, la France avait tenté, sans y parvenir, de faire voter au Conseil de sécurité de l'ONU une résolution contraignante pour Abidjan. Elle visait à "ligoter" le chef de l'Etat et à réduire ses prérogatives à celles de la reine d'Angleterre, la réalité du pouvoir revenant ainsi au premier ministre, Charles Konan Banny. Pour des raisons différentes, plusieurs pays membres du Conseil de sécurité n'ont pas voulu aller aussi loin dans ce qui a été perçu comme une atteinte à la souveraineté d'un Etat. La résolution finale, laborieusement votée, n'allait être en définitive qu'une pâle copie de celle souhaitée par la France. Laurent Gbagbo était remis en selle.



DIALOGUE DIRECT
En fin politique, il a poussé son avantage. En proposant un dialogue direct, sans interférence de l'ONU et des organisations régionales africaines, il s'est replacé au centre de l'échiquier politique. Plus personne aujourd'hui ne lui conteste son titre de chef de l'Etat et les prérogatives qui vont avec. De plus, il s'est réconcilié avec Blaise Compaoré, le président du Burkina Faso, qui a joué le rôle de facilitateur du dialogue direct. De ce renversement de situation, M. Gbagbo va tirer profit pour assurer sa réélection à la présidence de la République. Aux yeux d'une partie de ses compatriotes, il devient l'homme par qui la paix est revenue, et le réconciliateur de la nation. Relayé par son parti, le Front populaire ivoirien (FPI), son discours trouvera un écho même dans un pays où le vote ethnique reste une donnée de base.
Guillaume Soro est l'autre gagnant. En quelques mois, la tête politique des rebelles a acquis un brevet de respectabilité. Il est âgé de 34 ans, n'a jamais rien fait en dehors de la politique, mais son ambition est immense, son carnet d'adresses épais et les moyens financiers dont il dispose substantiels. S'il a pris l'engagement de ne pas être candidat à l'élection présidentielle, Guillaume Soro, même fugace premier ministre, s'est toutefois installé durablement dans le paysage politique ivoirien. Il faudra compter avec lui.
Dans ce jeu complexe, la France fait figure de perdant incontestable. Depuis l'affaire de Bouaké et la mort de soldats français en novembre 2004, l'Elysée - contre l'avis de certains diplomates du Quai d'Orsay - s'était lancé dans une guerre feutrée contre Laurent Gbagbo en s'appuyant sur le premier ministre Charles Konan Banny. Mais miser sur le chef du gouvernement, un ancien banquier égaré en politique, pour déstabiliser le président, c'était mal apprécier les rapports de force entre les deux hommes.
La France a donc échoué, et le président ivoirien ne se prive pas, à chacune de ses interventions, de souligner que l'accord conclu à Ouagadougou avec les anciens rebelles ne doit rien à l'ancienne puissance coloniale. Il a été négocié entre acteurs africains. Au moins Paris, en passe de sortir du bourbier ivoirien, peut se consoler en se disant qu'en cas d'échec il sera impossible, cette fois, d'incriminer la France.
Jean-Pierre Tuquoi
In Le Monde

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