mercredi 11 avril 2007 par Le Nouveau Réveil

Philosophe, journaliste, écrivain, Tiburce Koffi est l'une des plus illustres références du monde des arts et de la culture en Côte d'Ivoire. Observateur avisé de la scène politique nationale, il fut conseiller du chef de l'Etat Laurent Gbagbo puis du Premier ministre Charles Konan Banny. A la suite des récentes mutations politiques intervenues au sommet de l'Etat, nous l'avons rencontré. Sans détours, Tiburce Koffi parle de l'accord de Ouaga, du départ de Banny, du rapprochement Gbagbo-Soro, etc.
Monsieur Tiburce Koffi, en tant qu'intellectuel et observateur avisé de la crise ivoirienne, que vous inspire le passage à témoin qui vient de s'effectuer entre l'ex-Premier ministre Charles Konan Banny et Guillaume Soro, le S. G des Forces nouvelles ?
C'est l'expression la plus indiscutable de l'accomplissement de la mission du Premier ministre Charles Konan Banny. Pour mieux me faire comprendre, permettez que je résume grossièrement mon propos par une illustration : dans un village, deux personnes se battent, ou bien sont en discorde, depuis des années ; et jusque-là, rien, apparemment, ne semble les dissuader de ne pas continuer la belligérance. Toutes les deux se regardent en chiens de faïence et vivent dans la méfiance et une suspicion qui ont fini par contaminer tout le village. On vous envoie régler ce problème. Après 15 mois de démarches et d'initiatives pas toujours bien comprises par les uns et les autres, ces deux personnes acceptent enfin de taire leurs querelles, de se mettre ensemble pour que le village retrouve la paix perdue. Apparemment, votre présence n'est plus nécessaire, puisque votre mission semble accomplie. Je dis bien apparemment, car en réalité, la mission n'est pas achevée, puisqu'on vous avait aussi demandé de procéder à la réunification du village scindé en deux, des suites de la grande querelle. Voilà comment peut se présenter la situation qui a abouti au récent passage à témoin...
Il y'a cependant un deuxième aspect de la question : le réconciliateur, en l'occurrence ici Charles Konan Banny, pouvait-il objectivement faire plus que ce qu'il avait réalisé ? Les deux personnes en querelle ont chacune une armée, c'est-à-dire, des forces oppressives. Et l'un des camps, en l'occurrence le camp présidentiel, n'hésite pas à faire usage de cette force pour intimider le réconciliateur, quand certaines décisions de la part ce dernier ne rencontrent pas son consentement. Donc, rapports conflictuels exacerbés entre le réconciliateur et l'un des camps. Que faire ? Déclencher aussi des hostilités contre le camp présidentiel ? Et avec quels moyens d'oppression ou de dissuasion ? On le voit, il n'y avait plus d'issue. Il fallait donc s'effacer pour mettre les deux détenteurs des pouvoirs dissuasifs (les armes), en situation de dialogue direct. C'est ce qui a été fait, dans la discrétion et le calme qui caractérisent les gens sérieux.
Comme héritage, M. Banny a dit qu'il a réussi à faire renaître la confiance entre les 2 belligérants. Croyez-vous que cette confiance existe réellement entre Gbagbo et Soro ?
Pourquoi pas ? Rien ne nous permet de douter de cela. Les fonctions administratives que j'occupe dans ce pays, ne me permettent pas de semer dans l'esprit de mes concitoyens, le doute, surtout à un moment où tout le monde a besoin de croire à une chance de retrouver une paix durable. Nous, de la haute administration, nous devons être les premiers à cultiver l'optimisme, à la distiller dans l'esprit de la population, car il y va de la survie de notre pays. En tout cas, de mon côté, je ne dirai rien et ne ferai rien qui puisse compromettre ce processus. Les plus grands responsables de mon pays, à commencer par le Chef de l'Etat (que j'ai eu à servir) à l'ex-Premier ministre que j'ai servi, pour en arriver aux partis politiques, et à l'actuel Premier ministre, toutes ces instances et personnalités de notre pays, y mettent de la foi. Il nous appartient donc à tous d'y mettre de la foi et d'espérer que tout cela donne les résultats escomptés.
Dans tous les cas, on a bien essayé les solutions proposées par l'extérieur. On peut aussi, et on a même le devoir, d'essayer une solution endogène. Surtout quand elle est proposée par le Premier magistrat du pays, avec le consentement apparent de l'opinion nationale. Et puis, je ne suis pas dans l'intimité des deux ex-belligérants pour jauger de la confiance entre eux. Cela ne nous coûte rien de leur faire confiance. A eux de mériter la confiance collective que nous plaçons en eux. Et je crois savoir qu'ils en sont conscients. Dans des confidences faites récemment à "Le Monde", Soro a dit qu'il allait feinter et dribbler Gbagbo. Selon vous, s'agit-il d'un sentiment profond et personnel ou d'un lapsus ?
Le Premier ministre Soro Guillaume a aussi apporté des éclaircissements à ces propos qu'il aurait tenus, juste après la publication de ces ''confidences''. Je le répète : cela ne nous coûte rien de leur faire confiance. Dans la mise en ?uvre de l'accord de Ouaga et notamment dans la mise en ?uvre du gouvernement, certains analystes estiment que le fait que le partage des postes se fasse entre les 2 belligérants est une manière pour Gbagbo d'écarter et d'affaiblir le RHDP ?
Certainement. Mais le RHDP ne mérite-t-il pas qu'on l'écarte, vu l'inefficacité dont il a fait preuve dans les grands moments de tension que nous avons vécus ? Je pense notamment ici à la crise des déchets toxiques, à l'immobilisme de ses leaders qui, sur le terrain politique, semblent se contenter d'être des opposants de salon, par rapport au jeune leader des FN qui lui, prend des initiatives courageuses ? Pourquoi Soro Guillaume devait-il se contenter d'être le faire-valoir de couards qui n'osent pas assumer leurs actes ? Pourquoi doit-il jouer à celui qui couvre des gens qui sont incapables de prendre des initiatives, d'imprimer une dynamique réelle d'opposition dans le rang de leurs (nombreux) militants qui attendent désespérément de leurs parts, des signaux forts ?
Ouaga n'a-t-il pas finalement consolidé le pouvoir de Gbagbo ? On ignore encore les marges de man?uvre du Premier ministre.
Non. En tout cas, pas plus que tous les accords qui l'ont précédé, pas plus que toutes les résolutions prétentieuses et ronflantes de l'ONU qui l'ont précédé. Les seules choses qui consolident le pouvoir de Laurent Gbagbo, sont la Constitution ivoirienne et la résistance, héroïque, il faut le reconnaître, de la ''galaxie patriotique'' qui est certainement un de ses plus grands remparts. Et il le sait. Et c'est pour cela qu'à juste titre, il s'y accroche...
Vous savez, dans l'histoire des rebellions, tant que le pouvoir légal n'est pas sérieusement affaibli par des forces de contestation intérieure, la Communauté internationale ou ce que l'on nomme comme telle, ne peut être opérante. C'est ce qui s'est passé en Somalie et dans bien d'autres pays encore. Laurent Gbagbo, en homme politique loin d'être un amateur, doublé d'un historien qui a une longue culture du combat et une culture de militant de la gauche, sait tout cela. Il a eu le temps d'observer et d'analyser tous ces fait. Il a compris que les forces d'opposition internes ne sont pas encore suffisamment fortes, pour le moment, pour le renverser ; alors, il a asséné au RHDP, le coup décisif, en attendant de le plonger dans l'agonie. C'est, à la limite, une leçon magistrale de professionnel de la politique. Bédié et Ouattara, par leur immobilisme et ''inactivisme'', ont fragilisé le RHDP. Si l'on vous demandait de pronostiquer sur les chances de succès de cet accord ?
Je ne suis pas un charlatan, et je n'ai jamais aimé les jeux de hasard. Je n'ai jamais non plus joué au loto, ni au PMU. Récemment, Eliman Fall m'a dit, à Paris où j'ai eu à le rencontrer, ceci : " Entre Soro et Gbagbo, c'est désormais à qui tirera le premier ". Je lui ai tout simplement répondu qu'il jouait à Cassandre !
Je voudrais cependant dire ceci à propos de cet accord : le Chef de l'Etat a dit que c'était la dernière chance qui était offerte à la Côte d'Ivoire. Je me permets de n'être pas d'accord avec lui sur cette question. L'accord de Ouaga ne peut être notre dernière chance. S'il venait à échouer, (ce que je ne souhaite pas) nous trouverons nécessairement d'autres voies, parce que nous sommes des gens intelligents. Le Président Blaise Compaoré, avec tout le respect que je lui dois, n'a pas plus de génie que les Ivoiriens, pour trouver la solution à notre crise. Si l'accord de Ouaga échoue, il nous restera toujours le seul accord que nous n'avons pas encore signé, la seule voie la plus sûre, à mon avis, que nous n'avons pas encore visitée, comme j'ai déjà eu à le dire. Et cet accord, ce sera l'accord d'Abidjan ou l'accord de Yamoussoukro. Yamoussoukro où nous attend la "Fondation Félix Houphouët-Boigny pour la Paix" ; cette prestigieuse Fondation qui attend d'accueillir tous les fils de ce pays, pour qu'ensemble, ils se parlent, entament le dialogue vrai et décisif qui mènera à la Paix véritable et durable. Vous m'avez compris : il nous faut une Concertation nationale.

Croyez-vous que Gbagbo essaie d'appâter et d'endormir Soro après s'être débarrassé de la communauté internationale et de la France ?
Je ne sais pas. Mais si telles devaient être ses intentions, je peux affirmer qu'il se trompe lourdement. L'actuel Premier ministre ne m'a pas du tout donné l'impression d'être un novice en politique, ni d'être un amateur du sommeil facile et irresponsable. On peut même se demander s'il dort!

On promet les élections dans 10 mois, ce pari est-il tenable ?
Avec de la bonne volonté, c'est possible. Malheureusement, les faits et l'expérience nous ont jusque-là prouvé que la bonne volonté, est vraiment la chose que notre classe politique possède le moins. Contentons-nous de vivre d'espoirs, pour le moment.

Un mot sur la composition du nouveau gouvernement. D'aucuns estiment que c'est un gouvernement FPI et que Soro a cédé trop de terrain à Gbagbo ?
J'avoue que je n'ai pas encore eu le temps de voir la composition du nouveau gouvernement. J'ai été très pris durant tout le week-end, par des travaux d'urgence qui m'absorbent. Je sais seulement qu'il y a au sein de ce gouvernement, Ibrahim Sy Savané, et pour moi, c'est suffisant pour que ce gouvernement soit une équipe de qualité. Savané est un monsieur brillant, je le tiens pour le meilleur de notre génération ; vous allez vous en rendre compte bientôt. Ce n'est pas pour rien que je lui ai dédié mon dernier livre "L'agonie du jardin". Pour ce qui est de la part belle faite au FPI, si c'était le cas, ce ne serait que pure justice ; après tout, c'est le FPI qui est au pouvoir, et il faut leur laisser le maximum de ministres pour qu'ils puissent conduire un tant soit peu leur programme, malgré le contexte. Que le Premier ministre Guillaume Soro ait cédé du terrain, est la preuve qu'il est dans de bonnes dispositions d'esprit et que nous sommes bien partis. Ce n'est qu'en faisant des concessions les uns aux autres, que nous réglerons notre problème. Ce n'est pas trop cher payé pour avoir la paix. Si tout cela peut aboutir à la paix, je n'y trouve aucun inconvénient. La paix a un prix. Vous avez été conseiller de Gbagbo, conseiller de Banny. Etes-vous prêt à être conseiller de Guillaume Soro si l'actuel premier ministre vous faisait appel ?
Comme tous les autres Conseillers spéciaux, je suis en poste à la Primature. Vous devez savoir que les Conseillers spéciaux sont des technocrates et non des politiciens. Mais dans le principe comme dans le fond, je ne vois pour quelles raisons devrais-je refuser de travailler avec le Premier ministre Guillaume Soro. Ceux-là mêmes qui étaient en palabre ont décidé de taire leurs querelles fraticides qui ont conduit à la destruction du pays. Ils ont décidé de travailler ensemble, main dans la main, pour l'avenir de notre pays. Je ne fais pas partie de la belligérance. Je ne suis pas un militant de parti. Je suis un technocrate de la Culture et des Arts. Toute la Côte d'Ivoire, du Chef de l'Etat à l'ex-Premier ministre jusqu'à l'ONU, a accepté l'Accord de Ouaga. Tous les Ivoiriens travaillent dans le sens de la paix. Pourquoi Tiburce Koffi, tout seul, s'inscrirait dans une autre trajectoire ? A moins de mijoter quelque chose contre la République, je ne vois pas pourquoi je devrais refuser de travailler avec l'actuel Premier ministre qui, soit dit en passant, nous a tenu un discours rassembleur, au cabinet, en nous demandant de l'aider à mener à bien sa tâche. Selon vous, pourquoi ça n'a pas marché avec Banny ?
Qui vous dit que ça n'a pas marché avec l'ex-Premier minsitre Charles Konan Banny ? Je viens de vous démontrer qu'il a joué parfaitement son rôle et qu'il a rempli sa mission. Un jour, quand les passions se seront tues, et que ce pays aura retrouvé sa sérénité, vous comprendriez mieux ce que Charles Konan Banny a donné à la Côte d'Ivoire : le sacrifice de sa personne. En taisant son ego (au contraire des autres), en acceptant de prendre des coups, tous les coups, même les plus bas sans répliquer, il a dévié la haine des belligérants contre lui, afin de donner une chance à la Côte d'Ivoire de parvenir à la paix. C'est très subtil, très chrétien comme acte. C'est la marque des grandes personnalités. Pour moi, Charles Konan Banny vient de nous montrer la grandeur de son personnage. Son parcours politique n'est pas terminé. Pourquoi, selon vous, à la passation des charges, les uns et les autres se soient employés à lui rendre un si grand hommage ! C'est parce qu'ils savent ce que ce monsieur a fait pour le pays. Je profite de cette interview pour, à mon tour, lui rendre publiquement hommage.

Interview réalisée par
Akwaba Saint-Clair

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