jeudi 20 aout 2015 par Le Patriote

Enseignant-chercheur à l'UFR de Criminologie de l'Université Félix Houphouët-Boigny, le Dr Ballo Yacouba explique le phénomène des enfants microbes et ébauche quelques solutions pour mettre un terme à cette nouvelle forme de banditisme juvénile.

Le Patriote : Les agressions et assassinats sont de plus en plus commis par les ??microbes'' dans le district d'Abidjan. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Dr Ballo Yacouba : Le phénomène des microbes est revenu sur la scène ces derniers temps, suite à l'agression d'une demoiselle à Yopougon. Et avec les rumeurs, elle a été attribuée aux ??microbes''. Car l'agression subie par la victime s'apparente à leur mode opératoire. Mais en tant qu'enseignant-chercheur, la question que je me pose, c'est de savoir s'il n'aurait pas fallu qu'on ait un certain nombre d'informations complémentaires pour savoir si c'est bel et bien l'?uvre de ces ??microbes'' Parce que dans sa forme originelle, les ??microbes'' sont un phénomène de bandes qui terrorisent la population, tailladent leurs victimes. Certaines communes comme Abobo, Attécoubé et Adjamé étaient concernées par ce phénomène. On parle maintenant de Yopougon. Au niveau des Forces de l'ordre, des unités d'intervention avaient été mises en place.
LP : Ces unités d'intervention peuvent-elles éviter la prolifération de ce phénomène ?
D.B.Y : C'est difficile. Elles font ce qu'elles peuvent. Et la population qui ne dispose pas d'un certain nombre d'informations s'en prend à ces forces de l'ordre. Quand on approche ces forces de l'ordre (Police et Gendarmerie) commises pour gérer ce phénomène des ??microbes'', on se rend compte qu'elles sont confrontées à un véritable problème de moyens. Et il y a également un manque de formation à leur niveau, puisque le phénomène des ??microbes'' est nouveau. Elles étaient habituées à une criminalité classique en Côte d'Ivoire, une délinquance classique. Mais il faut faire très attention avec ce nouveau phénomène de bandes. Tout le monde se fait appeler ??microbes'' aujourd'hui au point où on a du mal à distinguer les agressions classiques qu'on connait dans ces quartiers (Abobo, Attécoubé et Adjamé). C'est dommage ! Quand la presse dénonce un phé- nomène, on a tendance à le prendre au sérieux. Sinon, ces genres d'agressions dans ces quartiers sont monnaie courante. Les habitants de ces quartiers précités ont droit à la sécurité. Le sentiment qu'ils ont, c'est que ce sont des quartiers abandonnés voire délaissés.
LP : A vous entendre, les policiers ne sont pas bien outillés pour combattre ce phénomène ?
D.BY : Oui, il y a un réel besoin de formation et d'équipement. Car en Côte d'Ivoire, il y a la criminalité en bande, des bandes de criminels et des associations de malfaiteurs. Mais cette forme de criminalité, notamment le phénomène des ??microbes'' est nouveau en terre ivoirienne. Certes, des cellules ??anti-microbes'' ont été créées, mais de quels moyens disposent-elles ? C'est cela la question.
LP : Pourquoi ce phénomène n'existe-t-il pas dans les quartiers dits huppés d'Abidjan ?
D.B.Y : Ce phénomène n'existe pas dans ces quartiers car le niveau de scolarisation y est élevé. Il y a également un suivi dans l'éducation des enfants. C'est totalement le contraire dans les quartiers tels qu' Abobo, Adjamé, Attécoubé. Dans ces quartiers, la délinquance juvénile, notamment le phénomène des ??microbes'', sévit et prend des proportions inquiétantes. Dans ces quartiers, il y a une certaine culture de la violence. Mais les Ivoiriens n'ont pas baissé les bras. Assez d'initiatives ont été prises, que ce soit d'ordre privé ou public, les chercheurs, la société civile, les leaders d'opinion, les leaders religieux tous s'évertuent à trouver une solution à cette nouvelle forme de criminalité à Abidjan. Des réflexions faites par les chercheurs sur le phénomène des ??microbes'' ont permis aujourd'hui d'établir un profil et d'asseoir une véritable politique de lutte. Et pour mieux lutter contre ce phénomène, il faut explorer trois axes.
LP : Lesquels ?
D.BY : Le premier axe, c'est la réflexion. Parce que quand il y a une urgence, il faut que les forces de sécurité soient opérationnelles. Il faut mettre hors d'état de nuire ces bandes de criminels. Cela ne voudrait pas dire qu'il faille forcement les abattre. Il faut faire de la répression. C'est dire que toute la chaine pénale doit marcher, doit être en branle. Parce que les gens en veulent souvent aux policiers. Mais pour le policier, conformément à ses missions, c'est d'arrê- ter, rechercher les délinquants et les mettre à la disposition de la justice. Mais il faut que toute la chaîne pénale fonctionne et cette voie de répression n'est pas suffisante. C'est cela la voie de l'urgence. Cela avait été fait quand le phénomène avait pris de l'ampleur dans le temps. Malheureusement, cela n'a pas été suivi. D'autres axes comme la prévention et le traitement des microbes doivent être explorés. LP ; Comment parvenir aujourd'hui à prévenir et trouver une solution à ce phénomène ? D.BY : Les données sur le problème des ??microbes'' aujourd'hui permettent d'établir un profil. Ce profil, au-delà du problème d'âge mineur que tout le monde connait, est relatif au problème de carence éducative. C'est le problème de l'environnement et la démission des parents. Vous remarquerez que dans ces quartiers où sévit ce phénomène des ??microbes'', les parents s'adonnent à de petits métiers, tout comme ces ?'microbes''. Ces enfants sont tous des déscolarisés alors que leur place, c'est à l'école. Actuellement, ce sont les périodes de vacances, donc ce sont les colonies de vacances pour les enfants des quartiers huppés. Ces enfants sont occupés sainement. A l'occasion d'une rencontre qu'on a organisée récemment, il y a eu l'une des victimes des ??microbes'' qui les a traités d'enfants ??bâtards''. Et il y a effectivement des enfants microbes qui sont fils de microbes. Donc c'est un problème qui est complexe et délicat. Le troisième axe que les autorités doivent explorer, c'est le traitement. C'est-à- dire que ceux qu'on arrête, il ne suffit pas seulement d'aller les mettre en prison. Il leur faut un traitement. A ce sujet, il y a un projet original de l'ex-ADDR qui est en train d'être exécuté actuellement au centre de rééducation de Dabou. Toute une équipe pluridisciplinaire encadrer les mineurs, leur inculque les valeurs sociales pour qu'ils puissent arrêter ce phénomène. LP : Où vont-ils s'orienter lorsqu'ils quitteront ce centre de rééducation? D.BY : C'est en cela que ce phénomène est complexe. Parce qu'une fois qu'ils auront quitté ce centre, ils vont revenir dans ce même environnement de sous-culture et de violence. Et ils seront confrontés à des policiers sous-équipés que la population accusera d'avoir une attitude passive vis-à- vis de ce phénomène. Et le cocktail devient explosif. Je pense qu'il faut un travail de synergie. Aussi faut-il également que nos forces de l'ordre et les autorités sortent de l'urgence, sinon c'est subordonner la politique criminelle à l'émotion. C'est-à-dire dès qu'un problème survient, on déploie les forces de l'ordre pendant un petit bout de temps, et c'est fini.
LP : Que préconisez-vous concrètement ?
D.BY : Il serait intéressant de mener des actions de prévention, de recherches. Parce que ??savoir c'est pouvoir''. Il faut des études approfondies sur ces phénomènes-là. Nous, en tant qu'enseignant-chercheur, avec nos moyens, on fait ce qu'on peut. Mais si on nous donne les moyens qu'il faut, nous pourrons davantage épauler nos forces de l'ordre. En effet, pour pouvoir mener toute une stratégie de lutte contre le phénomène des ??microbes'', il vaut mieux les connaitre. Il faudrait que nos autorités essaient d'endosser la politique criminelle à la connaissance du phénomène. Et connaître le phénomène suppose qu'il faille revoir nos manières habituelles de travail. Il faut que la police soit proactive. Il faut du renseignement. Dans ces quartiers-là, les microbes sont connus. Avec la méthode classique de la police, on ne peut pas en découdre avec ce phénomène. Il faut obligatoirement du renseignement. C'est après le renseignement qu'on passe à la phase de la répression pour ceux qu'on prendra en flagrant délit. Mais comme je l'ai dit, au bout de la chaîne, il faut les traiter pour qu'il n'y ait pas d'autres ??microbes''. En clair, l'accent doit être mis sur la prévention.
LP : Pensez-vous que l'école obligatoire pourrait être l'une des solutions ?
D BY : Oui, l'école obligatoire peut être une des solutions de ce problème si elle est accompagnée de mesures. Lorsque vous regardez le profil de ces mineurs, la plupart de ces microbes sont des déscolarisés ou n'ont pas été à l'école. De façon classique, on situe leur âge entre 8 et 18 ans. Mais souvent, cela va au-delà. Donc l'école obligatoire peut être une solution. Il faudrait qu'il y ait des mesures d'accompagnement pour aider ces parents-là à scolariser leurs enfants puisque cela demande des études à faire. Tous ces jeunes qui commettent des actes criminels, leur place c'est l'école. En tout cas, si cette scolarisation obligatoire est mise en ?uvre jusqu'en classe de 3ème , ce sera une bonne chose. Tant qu'on ne s'inscrira pas dans cette logique et qu'à chaque fois, c'est la politique d'urgence qui est mise en avant pour rassurer la population, le phénomène des microbes va toujours demeurer.
LP : Comment jugez-vous les actions de la cellule anti?microbes mise en place ?
D.BY : Je ne porte pas de jugement. Ces cellules sont installées dans les quartiers où les microbes sévissent. Elles travaillent en collaboration avec la population. Elles vont sur le terrain, procèdent à des arrestations et des déferrements. Pour la commune d'Abobo par exemple, cette police procède même à des démantèlements de fumoirs. On a l'impression que la police ne travaille pas alors qu'elle fait ce qu'elle peut avec les moyens dont elle dispose. Le phénomène est tellement complexe qu'il faut une synergie d'actions. Le policier est un maillon de la chaîne. Seul, il ne pourra pas. Il faut donc d'autres acteurs comme les parents. Certains parents plaident auprès de la police pour qu'elle libère leurs enfants. Par contre d'autres qui reconnaissent effectivement que leurs enfants sont des microbes, dépassés, demandent même de l'aide afin qu'on trouve des solutions pour les aider à rectifier le tir au niveau de leur enfant. Comparaison n'est pas raison, il est vrai. Ce phé- nomène des bandes n'est pas nouveau du point de vue de la criminologie. Certains pays développés ont été confrontés à cela, même en Afrique. Il y a donc de bonnes pratiques en la matière. Il faut un renforcement de la capacité des policiers, les doter de moyens adéquats et adosser tout cela à la recherche.
LP : Quel est le mode opératoire de ces ??microbes'' ?
D.B Y : Le mode opératoire des ??microbes'' depuis l'avènement de ce phénomène n'a pas changé. Ils se regroupent. Peut-être que c'est le nombre d'individus au niveau de la bande qui peut baisser, sinon, cela n'a pas changé. Ils peuvent prendre une voie, munis de gourdins, de machettes et ils terrorisent les passants, commerçants. Ils arrachent leurs biens. Pour ceux qui ne veulent pas se plier à leur désir, ils les tailladent. C'est rapide et ils se fondent dans la foule. Et dans les quartiers où ils règnent, les infrastructures s'y prêtent. Ce sont des quartiers précaires. Quand on prend une commune comme Abobo, pratiquement à chaque 30 à 40 mètres, vous avez un petit carrefour. Il y a des cours par-ci, par-là. Lorsque tu rentres par une porte, tu peux en sortir par une autre. A cela s'ajoutent les problèmes d'infrastructures au niveau de la voierie, de l'électricité, etc. Le problème est vraiment complexe. Celui qui dit qu'il peut régler ce problème avec une baguette magique, c'est un discours politique.
LP : A vous entendre, la répression systématique n'est pas la solution?
D. B Y : Cela est la pratique traditionnelle. Les gens qu'on déploie sur le terrain, c'est à quelle fin ? Les délinquants, les microbes, ne sont pas des idiots. S'ils savent que les policiers sont sur le terrain, ils vont baisser la garde. Les 300 policiers qu'on a déployé à Yopougon ne seront pas là tout le temps. Ce n'est donc pas la solution mais l'une des solutions. Mais encore faut-il que cela soit durable. Quelle est la politique de sécurité véritable pour ces quartiers précaires ? C'est cela la vraie question. Est-ce qu'on s'occupe de ces quartiers ? Est-ce que les commissariats et les gendarmeries sont là juste pour la forme ? Qu'est-ce que les mairies font ? Qu'est-ce qui est fait pour aider la police en termes d'outils ? On ne parlera même pas de matériels. Ce ne sont pas avec des véhicules que l'on va combattre les microbes ! Il y a un véritable problème de formation et de renforcement de capacités. Il y a des initiatives. Si les autorités ivoiriennes ne prennent pas ce problème au sérieux, à un moment donné, ces quartiers-là seront des quartiers de ??non droit'' où il faudra peut-être des chars et des hélicoptères pour y avoir accès. Il est important d'organiser un atelier international sur le phénomène en Côte d'Ivoire. Aujourd'hui, à ma connaissance, les initiatives prises par les policiers, chercheurs, la société civile y compris les journalistes et autres, peuvent permettre de faire un travail, établir un profil. Et de ce profil découleront les grands axes de lutte contre ce phénomène. Mais encore faut-il un travail de synergie, de prévention, de répression et un traitement de longue durée.
LP : Avez-vous à ce jour des statistiques sur ce phénomène ?
D BY : Je ne l'ai pas sous les yeux. Mais à titre d'exemples et de sources policières, au niveau d'Abobo, il y a plus de 170 microbes qui avaient été arrêtés, une vingtaine de microbes a été lynchée et il y a eu une quarantaine de victimes. Mais si on essaie de cumuler cela avec les autres communes, cela peut être estimé à plusieurs centaines de microbes arrêtés. D'autres ont été libérés au niveau de la police peut-être pour manque de preuve, peut-être pour des plaidoiries des parents ou même au niveau de la justice.

RÉALISÉE PAR ANZOUMANA CISSÉ

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